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IL N’Y A PAS D’ALIMENTATION HUMAINE SANS INTERDITS "
Le nutritionniste Marian Apfelbaum (1) interroge les peurs alimentaires.
Existe-t-il une consommation à la française ?
Marian Apfelbaum. D’une façon générale, le point de référence du monde développé aujourd’hui, c’est les États-Unis. Y compris pour décrire la particularité française. Économiquement, elle n’est pas négligeable puisque la France est le premier pays exportateur de produits alimentaires transformés, devant les USA. Dans cette production, on note une part minoritaire mais financièrement et gastronomiquement très importante : l’appellation d’origine contrôlée, l’exact contraire du produit standardisé et mondialisé. L’hexagone dispose ainsi d’une grande pléiade d’aliments fabriqués dans des lieux déterminés, d’une façon traditionnelle ou semi-traditionnelle, dont les habitants sont de très grands consommateurs avant même d’en être des exportateurs.
Si cette donnée de base est fragilisée depuis une quinzaine d’années avec un type de consommation alimentaire qui tend à se rapprocher du modèle américain, d’autres caractéristiques continuent de nous distinguer d’outre-Atlantique. Ainsi du nombre des repas, de leur structuration et de la façon de les répartir sur la journée. Ainsi de la consommation d’alcool. Nous en sommes les plus gros consommateurs notamment sous forme de vin durant les repas. Dans une majorité d’autres pays, on boit rapidement et en dehors des repas. Le Français consomme davantage de légumes et de fruits frais et continue de consommer des aliments vivants, j’entends plein de microbes. Au premier plan, les fromages à pâte molle, qui en dehors de tout accident, sont pleins de milliards d’êtres vivants.
Quelle conséquence en tirez-vous en termes de santé ?
Marian Apfelbaum. La situation est très bonne : la France et le Japon sont les deux pays champions du monde de longévité humaine, avec plusieurs années d’avance sur les pays riches. Les femmes françaises vivent six ans de plus en moyenne que les Américaines, les hommes un peu plus de quatre ans. La femme française est championne du monde avec quatre-vingt-quatre ans. Sa longévité augmente d’un trimestre par an. Depuis le début du siècle, l’espérance de vie a doublé. Avec les progrès de l’hygiène et du contrôle sanitaire, le chiffre des victimes d’accidents alimentaires mortels est passé de plusieurs dizaines de milliers par an au début du siècle à une centaine par an pour soixante millions d’habitants.
Comment expliquer que de plus en plus de gens se méfient de ce qu’ils mangent ?
Marian Apfelbaum. L’idée que la nourriture serait plus malsaine qu’autrefois est en effet très largement partagée bien que fausse dans l’ensemble. À mon avis, la raison de ce comportement est beaucoup plus fondamentale que circonstancielle. Elle exprime une réalité anthropologique essentielle. L’homme est un omnivore. À la naissance il doit tout apprendre de ses parents, de la culture. En même temps, il est un animal, une espèce dont la survie darwinienne, comme toutes les autres, est liée à la néophobie, à la peur de ce que l’on n’a pas appris à manger. Tout ce que l’on n’a pas appris, on s’en méfie.
Toutes les civilisations ont consacré une bonne partie de leur vocabulaire et de leur science à apprendre aux jeunes ce qu’on peut manger, ce qui est interdit, comment, quelles associations, quels mélanges sont autorisés ou non en constituant un système d’interdits majeurs à explication culturelle, religieuse, mythologique, etc. Aujourd’hui cet arrière-fond a disparu en grande partie de nos contrées. Nous voilà sans interdits sociaux bien clairs, disposant d’un choix alimentaire extraordinaire, au moins en couleurs, en emballages, en nombre, avec l’autorisation de les manger à tout moment : la peur n’est plus canalisée, elle reste virtuelle et prête à ressurgir à la moindre alerte. Ainsi, dès qu’on apprend que quelque chose est un poison, on est immédiatement saisi de trouille. Paradoxe, il suffit d’une affirmation pour provoquer la peur, alors qu’il en faut des centaines pour être persuadé du contraire.
Les journaux auraient-ils tort de se faire l’écho de ces inquiétudes ?
Marian Apfelbaum. Le peuple n’a jamais tort ! Le sentiment qu’il ne faut pas de nouveauté en matière alimentaire et que ces nouveautés ne doivent pas constituer des transgressions majeures est partagé par une grande partie de la population. Elle n’a pas tort mais se trouve en opposition avec des données techniques. Il faut le savoir. Aucun gouvernement, aucun comité d’experts, ne peut aller contre cela.
Avez-vous observé des changements de comportement depuis l’apparition des OGM sur le marché ?
Marian Apfelbaum. Une forte demande de traçabilité. Elle pose le problème de la mondialisation des marchés : si vous demandez à votre commerçant la traçabilité du pot de margarine, il va éclater en sanglots : Unilever a acheté le coprah, la graisse de baleine, sur les marchés mondiaux... et il les distribue à l’échelle d’un continent. Si je considère un biscuit et essaie de savoir s’il contient des OGM, c’est impossible, sauf à savoir ce que je cherche avec l’aide du fabricant. En d’autre termes, la traçabilité repose sur la bonne foi du fabricant initial. Depuis l’affaire de la vache folle, les gens cherchent moins l’information que la réassurance.
Où vont les habitudes alimentaires ?
Tout est en train de changer pour les « 20 ans ». Ils glissent vers le « ce qu’on a envie quand on en a envie ». Je pense que la vieille phrase « Toto mange ta soupe si tu veux ton dessert » ferait rigoler Toto, qui aujourd’hui va prendre son dessert à 17 heures et, si la soupe ne lui plaît pas, n’en mange pas.
Et ses parents ne le forceront pas à la manger. Les chaînes de fast-food, les supermarchés, les congélateurs, le four à micro-ondes font aujourd’hui que la mère de famille n’est plus l’agent indispensable pour faire manger les gens. Les jeunes savent qu’on peut consommer autrement qu’en famille et selon la règle. Ils prennent l’habitude de se nourrir directement au réfrigérateur, sans interdit. Ce qui conduit parfois à des obésités et à une morbidité vasculaire précoce. Le code nutritionnel vacille pour toute une partie de la population.