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Les mécomptes de la Sécu
Dans le carnage que représente le chantier de l’Assurance-maladie, il est intéressant de chercher à distinguer les axes de travail qui sont privilégiés par les autorités politiques pour tenter de dégager le terrain et d’arrêter le massacre. Ce faisant, on pourra progressivement mettre au jour les fondements politiques d’une démarche “réformiste” qui reste toujours aussi obscure sans vraiment savoir si elle s’avance masquée ou si au contraire elle est le résultat d’un opportunisme et d’un empirisme à la petite semaine.
Mus par une sain(t)e colère, nous avons évoqué dans l’éditorial précédent, différentes aberrations largement suffisantes à nos yeux pour caractériser le parti pris gouvernemental de faire supporter les mesures de correction financières et comptables par les seuls salariés, clientèle captive aisément taillable et corvéable à merci.
Le petit jeu consistant à répartir la charge entre les générations passées (les retraités, cause de tous nos malheurs, et que l’on taxera en plus avec la CSG, le forfait hospitalier, les déremboursements...), les générations actives actuelles (l’inénarrable chasse au gaspi et à la fraude, un petit coup de CSG, la chasse aux arrêts de travail...) et les générations à venir (surtout à travers le prolongement de la CRDS sur de nouvelles années) permet de faire apparemment passer la pilule sans trop de drames pour le moment et d’y associer diverses mesurettes dont l’effet le plus clair sera de décourager les plus pauvres et les plus malades d’accéder aux soins nécessaires, à moins de se transformer en mendiants comme s’ils n’avaient pas cotisé la vie durant.... Et, pendant ce temps, se mitonnent mille petites mesures qui viendront nous assurer, c’est sûr, des économies, comme la réduction des charges patronales, il y a dix ans, devait produire des emplois.
Le risque est grand, aujourd’hui, de voir cette réforme s’enfouir dans les petits combats d’arrière-cuisine alors que les grandes causes du déséquilibre de la Sécu sont ailleurs et évidentes : bien sûr, on pourra toujours trouver des petits dérapages d’un côté ou de l’autre des acteurs et consommateurs du système, mais commençons par repérer et corriger ces grandes causes, et il sera toujours temps de sévir contre les petits abus.
Nous évoquerons donc aujourd’hui pour commencer, les grands secteurs qui contribuent au déséquilibre actuel et pour lesquels rien ou presque ne se prépare, ce qui revient à dire qu’en pleine connaissance de cause nos autorités gouvernementales s’apprêtent à faire payer par les “cochons de payants” les petites et les grandes douceurs offertes aux autres.
On citera :
• La diminution des cotisations sociales (salariales et patronales), conséquence inéluctable d’une politique de réduction de la masse salariale dans le chiffre d’affaires des entreprises (près de 10 % en quinze ans), politique qui reste la cause principale du chômage, s’est accompagnée de mesures d’exonérations de cotisations au bénéfice des employeurs, qui se chiffrent sur dix ans à 114 milliards d’euros (bulletin de l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale, septembre 2003). Quant au chômage, indépendamment des surcoûts de maladie qu’il induit, il affecte les rentrées de cotisations à hauteur de 10 % au moins, soit globalement un manque à gagner de 10 milliards d’euros par an. Ce seul secteur totalise donc une perte d’environ 21 milliards d’euros par an sans sourciller.
• Les charges indues représentent un secteur de dépenses abusives qui ne sont pas toutes chiffrées. On sait seulement que de nombreux accidents du travail et maladies professionnelles ne sont pas pris en charge par la caisse correspondante et sont indûment mis à la charge de l’Assurance-maladie : rien que pour ce type de transfert abusif on parle de près de 10 milliards par an.
Dans le même esprit et sur la base du principe pollueur-payeur, devraient être pris en compte les coûts des accidents de la circulation, les coûts liés à la consommation du tabac et de l’alcool, les coûts des affections nosocomiales, les coûts des effets iatrogènes des traitements, etc. Pour le seul secteur des affections nosocomiales en milieu hospitalier, une évaluation grossière permet de situer la dépense indue aux environs de 7-8 milliards d’euros. Ce secteur représente donc une charge indue supérieure à 20-25 milliards d’euros par an.
• Les coûts abusifs des soins représentent un immense secteur de dépenses. Il est facile de gloser sur la surconsommation de la demande de soins de la part des patients, mais ce serait vite oublier qu’ils n’ont aucune voix au chapitre. La valse des prescriptions et des prix est entretenue par les professionnels qui en profitent (essentiellement les médecins, surtout spécialistes, et l’industrie pharmaceutique) avec l’incompétence complice des pouvoirs publics.
Nous avons souvent dénoncé, à propos des médecines alternatives, la mascarade des tenants du tout-médicament. En comparant les dépenses moyennes de médicaments en France et dans d’autres pays européens, nous avons dit que les dépenses étaient, pour ce seul poste, dans un rapport de 3 à 1. Les dépenses de médicaments en France avoisinant les 25 milliards par an, on pourrait donc imaginer, sans difficulté, une économie d’environ 8-10 milliards d’euros.
En arrêtant là cette pérégrination à travers ces premiers postes généraux de dépenses et de ressources, on voit aisément qu’on totalise au bas mot 50 à 70 milliards d’euros par an de manque à gagner, de charges indues et de coûts excessifs, c’est-à-dire 5 à 10 fois plus par an que le “déficit” à combler.
En attendant d’évoquer, prochainement, d’autres causes de dépenses abusives ou excessives, nous voudrions juste souligner qu’en faisant semblant d’ignorer ces aspects essentiels du problème, au bénéfice d’une culpabilisation massive de l’assuré, notre gouvernement fait un choix politique clair mais outrageusement partial au détriment des populations les plus fragiles. C’est peu de dire qu’il ne s’honore pas. Mais, chut, certains lecteurs vont croire que je fais de la politique...
Pierre CORNILLOT
Pierre Cornillot est médecin, professeur de médecine et biologiste hospitalier. Il a été le doyen fondateur de la faculté de santé, médecine et biologie humaine de Bobigny (1968-1987), a présidé l’université Paris-Nord (1987-1992), puis a créé et dirigé l’IUP Ville et Santé sur le campus de Bobigny (1993- 2001). Il est président de l’association Santé internationale. Aujourd’hui, il s’investit principalement dans des actions d’aide au développement des pays du Sud.
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